Des émigrés ariégeois au Sénégal

C’est l’histoire d’une migration économique comme tant d’autres : les hommes quittent leur village, s’entraident une fois arrivés sur place pour trouver du travail, incitent leurs frères, cousins et voisins à les rejoindre, envoient leurs salaires à leurs familles restées sur place…

Partir pour fuir la misère

Entre 1870 et le milieu des années 1930, de nombreux jeunes hommes de Prades, petit village de montagne des Pyrénées-Ariégeoises, sont partis tenter leur chance au Sénégal. Le premier est Jean-Baptiste Vézia. En 1854 il est engagé comme employé de commerce par la maison Maurel et Prom, société bordelaise fondée en 1831, qui développe la culture et le commerce de l’arachide au Sénégal puis la transforme en huile dans les usines métropolitaines.

@François-Edmond Fortier

Lorsqu’il revient, entre deux séjours au Sénégal, il décrit avec enthousiasme son travail, sa vie sur place, les paysages, les habitants… et parle de son salaire confortable. Dans ce village de 400 habitants, les histoires fabuleuses et exotiques qu’il raconte doivent faire sensation. A Prades, les conditions de vie sont difficiles et les faibles récoltes nourrissent à peine les familles. Pour fuir la pauvreté, les jeunes quittent déjà le village en quête d’une vie meilleure à Toulouse, Marseille, Bordeaux ou Paris. Alors pourquoi pas le Sénégal ? Peu à peu, les départs s’enchaînent. Presque tous se font embaucher chez Maurel et Prom, recommandent leurs proches, s’entraident… 

Deux cousins éloignés de Jean-Baptiste, Louis et François Vézia décident aussi de tenter l’aventure. Après avoir travaillé quelques temps pour Maurel et Prom, ils fondent les Etablissements Vézia, société qui exporte de l’arachide, du karité et du coton et importe des produits manufacturés. Le mouvement de migration entre l’Ariège et le Sénégal s’accélère encore car les jeunes hommes de Prades ont maintenant l’assurance de trouver un emploi. A partir de 1885, presque toutes les familles du village ont un ou deux fils au Sénégal.

Les mange-mil

Dans les villages et les petites villes sénégalaises, ils tiennent des maisons de commerces appelées escales. Ils sont chargés d’acheter toutes les récoltes d’arachides, de les stocker et de les acheminer vers les ports. Le long des lignes de chemins de fer, à Diourbel, Rufisque, Louga, Bambey ou Tivaouane, les Pradéens sont partout présents.

Les voies ferrées au Sénégal

Le plus souvent les hommes vivent seuls, les quelques femmes présentes font des allers-retours entre le Sénégal et l’Ariège où les enfants sont élevés par les grands-parents. Les garçons devenus adultes travaillent avec leurs pères puis prennent leur suite. Tous vivent chichement et économisent le plus possible, ils envoient de l’argent à leurs familles et construisent des maisons dans leur village. Tous les deux ou trois ans, les hommes rentrent passer quelques mois de vacances à Prades.

En 1960, lorsque le Sénégal accède à l’indépendance et nationalise le commerce de l’arachide, la quasi-totalité des Pradéens rentrent en France. Presque aucun n’a fait souche dans le pays. Ne reste de leur présence qu’une expression, celle de « mange-mil » nom par lequel les désignait les Sénégalais en référence à ce petit oiseau qui vit en bande et fait des dégâts considérables dans les récoltes. Ce terme était cependant utilisé par les intéressés eux-mêmes, une lettre anonyme envoyée par un ariégeois du Sénégal à « La Dépêche Coloniale » du 31 octobre 1909 est ainsi signée « un mange-mil ».

Ayant grandi au Sénégal, j’ai souvent entendu parler des « mange-mil » ariégeois. Ce mot est synonyme de profiteur. Il est aussi déformé en « mange-mille » en référence au billet de 1.000 francs CFA pour désigner les fonctionnaires corrompus qui acceptent les pots-de-vin.

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